L’Anthropology Day (1904)

Les Jeux de la honte…

1904Anthropology1OKLes Jeux Olympiques de Saint Louis, en 1904, furent avant tout ceux de l’Amérique blanche. Pour le Sud profond, dont Saint Louis est l’un des fleurons, la supériorité de la race blanche allait de soi. Ces Jeux fournirent l’occasion de prouver pseudo-scientifiquement ce fait: on organisa l’Anthropology Day, deux jours en fait (12 et 13 août 1904) durant lesquels il s’agissait de tester, devant des scientifiques, les qualités athlétiques des races jugées «inférieures», bref de valider les thèses du racisme scientifique.

William John McGee, le premier président de l’American Anthropological Association, directeur du département anthropologique de la Louisiana Purchase Exposition durant laquelle se déroulèrent les Jeux, apporta sa caution à l’événement. Ferenc Kemény, le seul délégué du Comité international olympique (C.I.O.) présent à Saint Louis, tenta de s’opposer à cette farce en brandissant la Charte olympique: «Toute discrimination contre un pays ou une personne en raison de sa race, sa religion ou son régime politique est interdite.» Pour toute réponse, il reçut une fin de non-recevoir.

Le programme sportif comportait des courses de sprint, de haies et de demi-fond, le saut en hauteur, le lancer du javelot, le tir à l’arc, l’escalade du mât de 50 pieds, la lutte à la corde… Pour sélectionner les concurrents, on réquisitionna les participants parmi la main-d’œuvre à bon marché qui travaillait sur l’Exposition universelle et on sortit les Indiens de leurs réserves (Geronimo, le vieux chef apache, sera même contraint d’assister aux épreuves). Les performances furent bien sûr médiocres, et William John McGee indiqua que «la réputation athlétique des sauvages [est] surfaite, comme le prouvent les résultats de l’Anthropology Day». Le racisme scientifique trouva à bon compte une justification.

En outre, durant cette Louisiana Purchase Exposition, les «genres moins développés de l’espèce humaine» ne furent pas seulement conviés à participer à l’Anthropology Day. Les savants les soumirent à des tests très variés, effectuèrent des mesures anthropométriques, comparèrent l’intelligence des races «barbares» avec celle des Blancs arriérés mentaux… En raison de cette dérive, on employa pour la première fois, dix ans seulement après la renaissance olympique à la Sorbonne, l’expression «Jeux de la honte».

Ferenc Kemény fera part à son ami Coubertin de son malaise: «Ces hommes de tous âges, de toutes tailles, de couleurs variées n’avaient jamais entendu parler d’un poids qu’on lance, d’une haie qu’on franchit, d’une piste qui demande au coureur de 100 mètres et de 1000 mètres une science et une préparation différentes. Leurs gesticulations grotesques provoquaient des rires révoltants. Un Pygmée, d’un effort gigantesque, envoyait le poids à 3 mètres; la piste les happait comme un long fil d’araignée et les balayaient comme des mouches. C’était affreux.»

Plus tard, dans ses Mémoires, Coubertin, qui ne s’était pas rendu à Saint Louis, évoquera l’Anthropology Day de manière ambiguë: «Au cours de ces réunions sportives inédites, on vit se mesurer sur le stade des Indiens Sioux et des Patagons, des Cocopas du Mexique, des Moros des Philippines, des Aïnous du Japon, des Pygmées d’Afrique, des Syriens et des Turcs. Tous ces hommes disputèrent les épreuves individuelles des civilisés: course à pied, lutte à la corde, sauts, tir à l’arc. Nulle part ailleurs on n’eût osé faire entrer dans le programme d’une olympiade de pareils numéros. Mais, aux Américains, tout est permis; leur juvénile entrain disposa certainement à l’indulgence les ombres des grands ancêtres hellènes, si d’aventure elles vinrent errer parmi la foule amusée.» Le baron condamnait l’Anthropology Day tout en faisant preuve d’une certaine condescendance vieille-européenne à l’égard du Nouveau Monde…

©Pierre LAGRUE


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